Lorsque j'étais ce petit garçon franco-espagnol très catholique, très croyant, je partageais avec elle seule un monde secret, merveilleux, dont les mystères du Moyen-Age véhiculés par la Contre-Réforme ne s'étaient pas tout à fait retirés, un espace fait de formules graves, de livres aux pages fines, de liturgie et d'encens, de goût d'hostie fondant dans la bouche, d'églises pleines de générations et de prêtres d'allure vénérable. Dans ma famille, républicaine, laïque, athée, opposée à une Eglise souillée par son soutien au franquisme, j'étais en quelque sorte le fils qu'elle n'avait pu avoir. Nous étions beaux et d'un autre âge, partant à la messe, un petit garçon rond frisé, bermuda et genoux brutaux, une grande dame sérieuse et belle en mantille, empruntée au XVIIIe siècle. J'étais croyant, je quêtais l'absolu à ma faible mesure, un personnage bergmanien mais perdu dans une Castille appauvrie et encore ivre d'orgueil. Je cherchais Dieu passionnément, dans le silence et la solitude, je détestais ma chair, je la punissais, je m'inventais des pénitences et des cilices artisanaux, j'espérais Le trouver en punissant la détestable enveloppe corporelle qui me retenait d'élans sublimes. Et puis avec l'adolescence, Il me déserta. Un vide énorme en moi, que remplaça, jeune Don Quichotte gavé de lectures que j'étais, un désir puissant de révolution. Mais fait-on la révolution dans un trou perdu de province, dans les années 80 ? Dans les années 30, en Espagne, le souffle était là et elle était belle, jeune demoiselle de la République, laïque, joyeuse, rebelle. Elle fumait avec grâce dans un porte-cigarettes, ou jurait comme un charretier lorsqu'elle était ivre, elle soutenait cette belle, si belle République, porteuse de fleurs, émancipatrice de toutes les vieilles pierres noircies, libératrice des chaînes ferdinantes, elle riait au ciel, soulevait son chapeau, et tout lui paraissait possible. Elle se fit couturière, femme libre et indépendante, éduquant des générations de jeunes filles pauvres, elle voulut suivre un bel officier italien, elle se maria, divorça, elle n'en fit qu'à sa tête. Lorsque je la connus, je n'imaginais pas cette jeunesse folle, je voyais la vieille dame catholique, sérieuse, moralisatrice, tendrement casse-pieds, douce et aimante, qui aimait me donner à dîner à moi seul, et m'entretenir de petites choses et de Dieu, de ces moments enchantés de ma jeunesse où j'avais l'impression d'être à la table d'une fée-marraine pouvant intercéder pour moi dans les royaumes fermés. Et puis l'autre image se superposa dessus peu à peu, et j'avais là, comme en moi, une icône des Deux Espagnes. Mais les Lumières, n'est-ce pas, les Lumières... Vieille, atteinte d'Alzheimer, malade, elle avait oublié Dieu, l'Eglise, c'était dans ses yeux rieurs la jeune fille un peu folle qui jurait joyeusement. Quelque chose de la fête inaugurale n'avait pas voulu mourir en elle et germait à nouveau.
A Tomasa Benito, demoiselle de la République espagnole, fille des Lumières, un salut d'espoir.